Symphonie alpestre
Victor De Laprade



Choeur des Alpes

Vois ces vierges, là-haut, plus blanches que les cygnes,
Assises dans l'azur sur les gradins des cieux !
Viens ! nous invitons l'âme à des fêtes insignes,
Nous, les Alpes, veillant entre l'homme et les dieux.

Des amants indiscrets l'abîme nous protège ;
Notre front n'a rougi qu'aux baisers du soleil,
Et les rosiers du soir sur notre sein de neige
Répandent seuls l'ardeur de l'ambre et du vermeil.

Nos flancs ont retenu leur première ceinture ;
Nul oeil n'en profana les mystiques attraits ;
Là, sous l'épais rideau des grands bois sans culture,
Le coeur seul est admis à goûter nos secrets.

Nous laissons sous nos pieds verdoyants de prairies
Se jouer les pasteurs et croître les troupeaux ;
Viens, nous t'y verserons le lait des vacheries
Sur nos tapis de fleurs argentés de ruisseaux.

Notre souffle y répand toute vie, et nous sommes
Le réservoir sacré de toutes les vigueurs ;
Nous gardons purs le sang des taureaux et des hommes ;
Chez nous est le remède à tes vaines langueurs.

Pour qu'il reste ici-bas une place au mystère,
Nous cachons nos déserts avec un soin jaloux.
Nos bases de granit sont les reins de la terre,
Et ce vieux continent s'étaye encor sur nous.

L'Europe, où grandit l'âme, à nos urnes s'abreuve
Nous portons notre sève aux Celtes, aux Germains.
Chaque peuple, à nos pieds, reçoit de nous son fleuve
Et le bois des vaisseaux façonné de nos mains.

En vain l'Himalaya mit le vieux Gange au monde,
Et vit des fils du Ciel descendre et s'y baigner :
Les hommes et les dieux qui sont nés de notre onde
Sont forts entre les forts et seuls doivent régner.

Nous avons donné l'âme à des races guerrières
Que nous berçons encor sons les chênes gaulois ;
Nous sommes les autels d'où montent leurs prières ;
Nous sommes les remparts de leurs antiques lois.

Chez nos rudes pasteurs, nourris d'orge et de seigle,
Naquit la liberté, cet enfant des hauts lieux ;
Et c'est là, dans le nid du chamois et de l'aigle,
Qu'elle viendra mourir quand vous serez trop vieux.

Si vos lâches cités l'accusent de leurs fautes,
Sous notre dernier chêne elle aura son autel ;
Car nous resterons, nous, dont les dieux sont les hôtes,
Fières d'avoir tendu l'arc de Guillaume Tell.

Toi donc, puisqu'il te faut un sol chaste, un air libre,
Viens et fuis les bas lieux et leur souffle grossier ;
Si ton corps amolli veut retremper sa fibre,
Viens le frotter de neige au sommet du glacier.

Viens réveiller ton âme aux sources éternelles,
Toi, somnolent rêveur par la ville engourdi !
L'Alpe, fille du ciel, de ses blanches mamelles
Verse un lait généreux qui fait le coeur hardi.

Viens ! si tu veux monter au niveau de ton rêve
Et gravir l'idéal par son échelle d'or ;
Nous prenons dans nos mains l'âme qui se soulève.
Et l'emportons vers lui d'un invincible essor.

De nos premiers parvis, tout roses de bruyère,
Monte aux créneaux d'argent perdus dans le ciel bleu.
C'est là, de nos fronts purs, que l'aigle et la prière
S'élancent dans leur vol vers le soleil et Dieu.

Sur nos mille degrés qui mènent à son trône
Fleurissent les moissons dont ton âme a besoin ;
Recueille, en y passant, le fruit de chaque zone,
La vertu qu'il te faut pour atteindre plus loin.

D'abord nous donnerons la force à tes pieds frêles,
Puis le calme à ton coeur plein de trouble et de fiel ;
Puis à ton âme enfin tu sentiras des ailes,
Et l'aigle dépassé te cédera le ciel.

Là tu respireras l'éther incorruptible
Où germe toute chose, où s'allume le jour,
Et, par delà ce monde et l'univers visible,
Tes haines s'éteindront dans un immense amour.


  


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