Deux amies

Deux amies

Deux amies qui s’ennuyaient prirent un jour la décision de philosopher sur à peu près tout ce qui leur passait par la tête. De ce qui avait paru resserrer une entente si profonde ne résulta que d’indignes querelles, car chacune voulait voir dans ses idées une partie un peu trop sûre d'elles-mêmes et de laquelle elles ne démordaient pas. Toutes deux étaient de fières jeunes femmes dont l’ambition effleurait les grandes carrières, et toutes deux virent dans ces discussions vaines et interminables une sorte d’avant-goût de ce monde adulte où la rivalité tutoyait la fraternité.

La première s’engagea dans l’armée et devint capitaine d’infanterie.
La seconde se tourna vers l’enseignement universitaire et l’activisme politique.

Puis la guerre s’abattit sur elles comme sur tous ceux dont le destin est d’être sacrifié aux intérêts momentanés de la Banque et de l’Industrie.

La première fut affectée à un régiment d’infanterie.
La seconde s’engagea volontairement mais resta à l’arrière comme administratrice.

C’est à l’occasion d’une permission qu’elles se rencontrèrent six mois plus tard dans la petite gare de leur ville natale.

Elles passèrent les premières nuits à boire et se raconter leurs vies. Mais au bout du quatrième soir, le besoin de jouter, de ferrailler, de terrasser l’autre en somme, les étreignaient de nouveau. Elles louèrent deux chambres dans un gîte, tout près d’une rivière mourante, et s’affrontèrent deux jours durant sur un petit banc moisi, à l’ombre d’un saule.

La première soutenait un certain type de violence légitime, qu’occasionne souvent l’iniquité d’une tyrannie. Elle plaidait pour la résistance armée.
La seconde se montrait plus prudente et tâchait de lui prouver qu’il n’y avait jamais qu’une seule forme de violence.

Petit à petit la discussion dériva sur les raisons de la guerre.

La première parlait géopolitique.
La seconde, idées et valeurs.

La première, tributaire d’une idéologie, réfutait tous les arguments comme un boxeur aveugle.
La seconde, ignorante des causes matérielles concrètes sur lesquelles s’édifient les conflits, sous-estimait l’impact de la realpolitik.

À court d’arguments, elles entreprirent ensuite de s’insulter par des attaques ad hominem. Le travail de sape psychologique déboucha sur un pugilat physique où la militaire eut finalement raison de sa compétitrice.

Elles se quittèrent très fâchées à la gare.

La première avait eu de l’avancement et se trouvait affectée à l’arrière.
La seconde devait combler les pertes dans une unité de cavalerie.

À la fin de la guerre, la première monta son entreprise dans le civil. Elle ne voulait plus jamais entendre parler de l’armée.
La seconde, amputée d’une jambe, recommença à enseigner à l’université.

Elles se croisèrent à nouveau dans leur ville natale, à l’occasion d’une visite familiale.

La première avait un mari très beau, un danseur.
La seconde avait un chien et un assistant qui la secondaient partout.

Toutes leurs anciennes rancunes se dissipèrent alors.

La première, parce qu’elle eut pitié du handicap de sa vieille amie.
La seconde, parce que l'homme pendu au bras de sa camarade lui redonnait des palpitations d’avant la guerre.

Elles retrouvèrent très vite les anciens agréments d’une sympathie réciproque ; mais la maturité et les horreurs de leur temps avaient flétri leur enthousiasme. La philosophie s’élevait de leur bouche comme se dresserait mollement la tête d’un vieux chien de chasse entendant l’antique son du cor résonner dans la lande. On babillait déjà ; les mots avaient l’humidité d’un vécu qui rendait impossible la sécheresse de convictions trop catégoriques. On ne pouvait pas « disputer » du passé. Les prétentions à l’universel n’étaient plus que des généralités accommodantes. Les raisons de discordes n’avaient jamais été que des malentendus.

Quoiqu’elles ne se revissent jamais, elles se quittèrent bons amies.

La première se brisa le cou dans un accident.

La seconde mourut au lit dans sa maison de montagne, là où le silence d’une vie austère consacrée à agencer sa solitude accorde toujours la fin de bonne grâce – ainsi qu’à toutes les natures contemplatives et nonchalantes.


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