Le tapis

Le tapis

Il y a bien des siècles, le sultan de Constantinople s’en alla, dit-on, avec une suite nombreuse, faire une excursion dans le pays des Kurdes. Son fils l’accompagnait. Ils traversèrent des fleuves et des forêts, gravirent des montagnes, et parvinrent à de vastes plateaux, couverts de près et de cultures.

Un jour, ils arrivèrent aux abords d’un grand village entouré de prairies, où ils campèrent pour se délasser de leur fatigue. Dans le village il y avait beaucoup de monde : c’était jour de foire. Les gens allaient et venaient, vendaient ou achetaient des chevaux, des moutons, des légumes, des fruits, des ustensiles de ménage, des vêtements et aussi de magnifiques tapis aux mille nuances, aux curieux dessins, que l’on faisait dans le pays.

Le prince vit une jeune fille qui lui parut tout à fait belle et charmante. Après avoir longuement causé avec elle, il dit à son père qu’il désirait épouser cette jeune fille.

– Mon fils, dit le sultan, ne fait pas cela ! Qu’est-ce que cette fille ? Une simple villageoise, et une Kurde (il veut dire : appartenant à une population simple et rude) ! Je te réserve une autre épouse : c’est la fille d’un pacha, le plus riche qu’il y ait dans ma capitale.

Tout en répondant à son père avec le plus grand respect, le jeune homme se montra si décidé à épouser celle dont il lui avait parlé, dût-il passer dans ce village le reste de sa vie, que le sultan, à la fin, céda à ses instances. Il envoya chercher la jeune fille.

– Je consens à te recevoir pour ma bru, lui dit-il. Le veux-tu, ou non ?

– Seigneur, répondit-elle sans se troubler, quel métier votre fils a-t-il appris ?

– Voyons, ma fille, que dis-tu ? reprit le sultan. Aurais-tu perdu la tête ? Que parles-tu de métier, lorsqu’il s’agit d’un fils de roi ?

– Seigneur, moi, je ne connais pas de fils de roi. Si le jeune homme sait un métier, je l’épouse ; sinon, non.

Il fut impossible de la faire changer d’idée.

Voyant qu’il en était ainsi, le prince résolut d’apprendre un métier ; et, tandis que le sultan s’en retournait à Constantinople avec sa suite, le jeune homme resta dans le village kurde pour y faire son apprentissage.

Il apprit à tresser des tapis. N’étant point maladroit et s’instruisant avec ardeur, au bout d’un an il était devenu un habile ouvrier.

Alors la jeune fille consentit de grand cœur à devenir sa femme.

Ils se rendirent tous deux à Constantinople, où on les maria. À cette occasion, il y eut de grandes réjouissances dans la ville pendant sept jours.

Quelque temps après son mariage, le prince fut informé qu’à tel endroit, près d’un vieux pont, il y avait une auberge où l’on faisait une cuisine plus exquise que partout ailleurs. Cela lui sembla étrange ; et, comme il était fort curieux, il décida d’y aller voir par lui-même. Il se déguisa en marchand et se rendit à cette auberge.

– Servez-moi, dit-il, ce que vous avez de meilleur.

L’ayant fait entrer dans une petite salle réservée aux clients importants, on lui apporta un plateau garni de toutes sortes de victuailles et on le posa devant lui.

Il resta seul en face de son dîner.

Tandis qu’il dégustait, non sans quelque surprise, les mets fort délicats préparés dans cette auberge d’apparence commune, il s’aperçut tout à coup qu’il commençait à descendre. Le dîner, la table, le plancher, tout s’enfonçait avec lui. Enfin il se trouva dans un profond cachot, à peine éclairé par un soupirail. Là, quatre ou cinq bandits se jetèrent sur lui, prêts à l’égorger avec leurs poignards.

Il ne perdit point sa présence d’esprit.

– Si vous me tuez, dit-il, de quel profit cela vous sera-t-il ? Prenez ce que j’ai d’or sur moi et gardez-moi ici. Je suis marchand de tapis ; avant d’en faire le commerce, j’ai appris à en tresser moi-même, et, si vous me donnez de quoi travailler dans cette cave, vous vous ferez de jolis bénéfices en vendant mon ouvrage.

Ils y consentirent. On lui procura le nécessaire, et il resta dans ce cachot, travaillant sans relâche.
Il dut ainsi la vie à son métier.

Cependant, le prince n’étant pas rentré au palais, sa jeune femme en fut cruellement inquiète. Le sultan s’émut à son tour, et il envoya des hommes à la recherche de son fils.

Nulle part on ne trouva le prince, et l’on n’obtint aucune nouvelle de lui. Le sultan, sa bru, toute la cour, bientôt tout le peuple, furent dans une profonde désolation.

Les brigands, comme tout le monde, entendirent parler de la disparition du prince ; mais l’idée ne leur vint pas qu’il fût chez eux. Le prétendu marchand de tapis travaillait sans cesse, et les bandits se promettaient de tirer un bon prix du riche ouvrage qu’il exécutait en parfait ouvrier.

De temps à autre, les misérables faisaient descendre dans la cave un dîneur qu’ils supposaient bien garni de pièces d’or, ou dont ils avaient remarqué les bijoux, et ils le massacraient sans pitié sous les yeux du prince, impuissant à défendre la malheureuse victime. Puis, avant l’aube, ils allaient jeter dans la rivière le corps de l’homme assassiné.

Dans sa prison, le jeune prince, la tête penchée sur son ouvrage, ne perdait pas un instant. Son labeur obstiné le sauva du désespoir où il serait tombé, s’il avait pu réfléchir à l’horreur de sa situation. À la lueur d’une mauvaise lampe fumeuse, il travaillait tout le jour, ne s’interrompant que pour faire deux chétifs repas, puis encore jusqu’au milieu de la nuit. Enfin il s’endormait, brisé de fatigue, et s’éveillait pour reprendre sa tâche, au moment où un peu de jour commençait à filtrer par le soupirail de la cave.

La pensée de sa jeune femme, de sa famille, de ses amis, souvent lui traversait l’esprit : alors il souffrait cruellement. Mais aussitôt il se remettait au travail avec une sorte de rage, en se disant que chaque fil ajouté à sa trame le rapprochait peut-être de ceux qui lui étaient chers. Il avait, en effet, une secrète pensée au sujet de cet ouvrage qu’il exécutait avec une rapidité merveilleuse, tout en le soignant avec amour.

– Et ce n’est pas seulement pour moi que je travaille, pensait-il. Si mon espoir se réalise, une affreuse mort sera épargnée à plus d’un, qui en est menacé sans le savoir.

Six mois après son entrée dans le cachot, le fils du sultan achevait enfin son tapis de vastes dimensions, où il y avait mis tout son savoir-faire, avec ce qu’il possédait de goût et d’invention. C’était un splendide ouvrage. Il avait eu soin d’y broder son nom, et même d’y indiquer en quelques mots l’endroit où il se trouvait prisonnier. Tracés dans un coin du tapis, avec des fils un peu sombres, ces mots ne pouvaient frapper le regard de gens aussi peu lettrés que les bandits.

– Voilà un ouvrage qui vaut cher, leur dit le prince. Allez le vendre en ville, à un pacha, ou, de préférence, au sultan lui-même, car il est fort amateur de beaux tapis. Surtout, ne le donnez pas à moins de cent livres d’or.

Deux brigands, vêtus comme des colporteurs, prirent le pesant tapis et se mirent à parcourir les rues en criant qu’il été à vendre. Il excita l’admiration générale ; mais les bandits ne trouvèrent point de maison où l’on fut disposé à payer cent livres d’or un tapis, si beau qu’il pût être.
Comme les vendeurs passaient devant le palais, ils y entrèrent et furent admis en présence du sultan. Celui-ci fut émerveillé par la beauté de l’objet, et, sans hésitation, l’acheta au prix demandé. Les bandits s’en allèrent bien contents.

Le sultan ayant fait étaler le tapis dans une salle du palais, toute sa famille vint l’admirer. La jeune femme du prince était là, toujours pleine d’angoisse songeant à son époux disparu. Elle reconnut avec une vive émotion le genre de travail où excellaient les ouvriers de son village, et la pensée de celui qui pour lui plaire, avait appris leur métier la saisit avec plus de force que jamais.

– Ce tapis, dit-elle, vient sûrement de mon pays.

Tandis que les uns et les autres faisaient remarquer la beauté de l’ouvrage, ses riches couleurs si agréablement mêlées et l’ingénieux caprice de ses dessins, la jeune femme, retenant ses larmes, l’examinait en silence. Elle s’écria tout à coup :

– Il y a une inscription !

Elle ne mit pas longtemps à en déchiffrer les lettres ; tous firent de même ; et ; avec stupeur, ils lurent le nom du prince. Ils virent aussi que l’auberge du vieux pont était nommée dans l’inscription.

– C’est lui, dit-elle d’une voix tremblante, c’est lui qui a brodé cette inscription ! Il nous appelle à son secours !

Le sultan demanda pourquoi le prince aurait ajouté à son nom celui d’une auberge.

– Quelque malheur, dit la princesse, a dû lui arriver à cet endroit. Croyez-moi, seigneur, il nous appelle, et pas un instant ne doit être perdu pour le secourir !

Un jeune fils du sultan se rappela que son frère aîné, le prince disparu, avait prononcé devant lui le nom de cette auberge ; mais il ne savait plus à quelle occasion.

– Peu importe ! dit le sultan ; ma bru a raison. C’est bien le cri de mon fils en détresse que nous fait entendre l’inscription du tapis. Sa vie est en danger : sauvons-le !

Sur l’ordre du sultan une troupe armée se dirigea en toute hâte vers l’auberge du vieux pont. Elle y parvint peu après les deux bandits qui avaient reçu les cent livres d’or. LA maison fut aussitôt cernée, et les brigands, surpris, saisis, garrottés, ne purent même pas essayer de se défendre.

On envahit le cachot en enfonçant la prote de fer par où les bandits avaient l’habitude d’y pénétrer, et l’on trouva le prince assis à terre, commençant un nouveau tapis. On le fit sortir. Le peuple s’était rassemblé : avec une compassion pleine de respect, il entoura le jeune homme, tout pâle, ébloui par la lumière du jour et prêt à défaillir d’émotion, en voyant, après tant de souffrances, se réaliser tout à coup son espoir. On le plaignait, on lui baisait les mains, on maudissait ses bourreaux.

Le sultan ne tarda pas à arriver, avec sa bru, sa famille et sa suite. Je vous laisse à penser combien il fut ému en serrant son fils entre ses bras. Puis ce fut à la jeune femme de presser sur son cœur l’époux si merveilleusement retrouvé. Tout le monde pleurait de joie.

– Ma chère femme, dit le prince, je te dois la vie : le travail, que j’ai aimé pour l’amour de toi, fut mon salut. Il m’a préservé de la folie comme de la mort, et il m’apporte aujourd’hui ma délivrance.

Tandis qu’on emmenait les brigands pour les juger, le sultan rentra au palais avec sa famille, et il ordonna une nouvelle fête de sept jours, aux frais de sa cassette royale.

Conte d'Arménie
MAURICE BOUCHOR


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